RESISTANCE(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration
Entretien entre Mariette Bouillet et Julie Gallagher. 2018

Julie Gallahger -En 2017 et 2018, tu as conçu et travaillé sur un projet de longue haleine, intitulé « RESISTANCE(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration », qui a mobilisé beaucoup de personnes : des participants, des artistes collaborateurs, des partenaires. Pourrais-tu nous parler de l’origine de ce projet ?


Mariette Bouillet -
C’est toujours un peu complexe de parler de l’origine d’un projet. En 2016, cela faisait déjà 4 ans que j’avais créé OCTopus RITMO, les arts croisés… avec le soutien de personnes qui croyaient en la justesse de sa création. Durant les 4 années précédentes, j’avais pu mettre en place une diversité d’ateliers théâtre pour rejoindre une multiplicité d’enfants et d’adolescents, d’horizons et de milieux divers, dans ce désir et cette exigence toujours intacts de leur transmettre la pratique théâtrale, de la « démocratiser » à travers l’exploration de textes dramatiques contemporains. Aussi, En 2017, OCTopus RITMO continuait de développer ses camps théâtre, avait réussi à accéder au Théâtre de Cahors pour des représentations de fin d’année sur une scène à la hauteur des performances théâtrales de ses jeunes comédiens et était désormais reconnu comme une association « Jeunesse et éducation populaire » ; tout cela s’était construit dans le temps. Son identité, son rayonnement et ses engagements prenaient forme. C’est dans ce contexte plus serein que m’est venue l’envie de me retourner, de regarder un peu en arrière, après cette période essentiellement dédiée à la création et à la consolidation d’OCTopus RITMO et après ces années de transmission et de mises en scène de pièces contemporaines jeunesse.
Regarder en arrière pour aller de l’avant, c’était replonger dans mes années québécoises où le théâtre « pur et dur », c’est-à-dire, un théâtre du texte - du jeu dramatique, de la parole incarnée - n’était pas alors au centre de mes créations qui étaient davantage du côté de la performance, de la vidéo d’art, de l’installation et de l’écriture. Très investie au sein de la galerie d’art Le Lieu et critique d’art pour sa revue, la revue Inter, mes expériences m’avaient doucement amenée à glisser vers l’interdisciplinarité, l’art contextuel, l’art conceptuel et participatif… Je découvrais dans cet environnement d’artistes, de théoriciens et de critiques une liberté qui pouvait me permettre de passer de l’écriture critique, de la publication d’articles et du commissariat à la réalisation de projets artistiques divers. A l’époque, cette liberté venait aussi du fait que, dans les années 80 et 90, la majorité des lieux de diffusion, des galeries d’art et des centres de création québécois avaient été créés par des collectifs d’artistes sur le mode de l’auto-gestion : les artistes étaient un peu tout à la fois, commissaires, critiques, coordinateurs !!! Tout en assistant, dans les années 2000, à la progressive institutionnalisation de ces lieux alternatifs à laquelle la galerie Le Lieu résista, je profitai néanmoins des possibles que cette ouverture d’esprit offrait. Ainsi, durant 4 ans, j’ai conçu et élaboré un projet complexe intitulé Le Théâtre de la Maison Céleste qui, à partir d’un long travail de recherches archivistiques et historiques sur l’ancien quartier chinois de la ville de Québec, aboutit à une forme théâtrale hybride mêlant théâtre d’images vidéographiques, théâtre d’objets et de masques photographiques, créations sonores et musicales, sur les traces d’un lieu de mémoire, une maison qui témoignait de l’existence de ce quartier chinois disparu. Aussi le projet Résistance(s) est-il né du désir de renouer avec cette démarche processuelle en continuant l’exploration de ce que je définis comme de l’anti-spectacle.

J. G. - Pourrais-tu être plus explicite sur cette notion d’anti-spectacle ? Et aussi revenir sur le point de départ de « Résistance(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration » ici, dans la ville de Cahors, au-delà de cette continuité avec ton travail artistique passé ?

M. B.
 -L’anti-spectacle renvoie à des formes à la périphérie du théâtre de texte ou plutôt, si texte il y a, il s’agit d’autre chose que celui d’une pièce de théâtre à interpréter.
L’anti-spectacle est un espace par lequel peut s’imaginer un autre théâtre : un théâtre dont la parole soit une autre parole que la parole fictive ; un théâtre dont le corps soit un autre corps que le corps de l’incarnation.
En sortant de cette fiction et de cette incarnation, il s’agit d’un basculement du côté de la performance et de l’interdisciplinarité pour créer des dispositifs plus difficilement identifiables qui peuvent relever variablement ou conjointement du champ de l’art documentaire, de l’art contextuel, de l’art participatif, de l’installation visuelle ou sonore. L’anti-spectacle interroge la nature même du théâtre qui se métamorphose en un dispositif de connaissances et de questionnements autour, éventuellement, de la complexité contemporaine et de la mémoire historique ; l’anti-spectacle se mute en une agora poétique de dialogues et d’images croisées. Il s’agit d’un théâtre qui, en dehors du spectaculaire, est davantage en quête d’un partage d’expériences en s’ouvrant à l’intime et au politique, aux rapports sociaux, aux zones mémorielles délaissées. Cette poïétique de l’ « anti-spectacle » peut aussi s’ouvrir à de multiples autres champs du savoir : biologie, philosophie, histoire de l’art, sociologie, anthropologie... Sa porosité est illimitée, d’où sa longue maturation processuelle avant d’aller au-devant d’un « public ».
Et ce qui me semble important de préciser, et cela pour répondre à ta seconde question sur le point de départ de ce projet, c’est que la démarche assez intellectuelle qui peut sembler constituer cette approche procède cependant de rencontres, d’expériences sensibles, de quelque chose de l’ordre du vécu, du hasard, de la rêverie, d’un regard renouvelé. Je pense ici à quelque chose qui a un lien avec la dérive telle que l’a conceptualisée le situationniste Guy Debord. Il s’agit de dériver, d’errer dans la ville où nous vivons, en renonçant aux raisons de nous déplacer et d’agir qui nous sont habituelles (travail, loisirs, domicile) pour, à travers cette errance, cette déambulation, renouveler notre regard sur elle et nous laisser porter par nos émotions, notre subjectivité, nous laisser aller « aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. »

A Québec, mon projet Le théâtre de la Maison céleste était né de la découverte dans mon quartier de cette maison chinoise et de ses mystères, semblable à un galion englouti, un lieu enseveli, oublié ; Résistance(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration est aussi né au contact de mon environnement immédiat, le quartier des Badernes dans la partie médiévale de Cahors où je vivais alors. D’une ruelle à l’autre, on arrive sur des places, on croise des plaques, avec des noms poétiques, Rue du Tapis Vert, Rue Traversière des Badernes, Rue Mascoutou, Rue Donzelle… Et souvent, j’arrivais à une petite place où convergent diverses ruelles, lieu de croisements… mon regard tombait alors sur cette plaque qui donne à cette placette son nom : Hélène Metges Cahors. Ravensbrück 1944. Et le fil de mes questionnements se déroulait… Qui était Hélène Metges ? Pourquoi avait-elle été déportée ? Et ce fil s’enroulait à tout un réseau qui s’enchevêtrait : la rue Emilien Imbert, avec sa plaque qui indique « Dans cette maison Emilien Imbert a été assassiné par des agents de la Gestapo le 30 novembre 1943 » ; et, au cœur de la cité, la Place Chapou avec son monument. Des noms, des plaques, des monuments pour ne pas oublier la Résistance cadurcienne. Or, paradoxalement, ces plaques mémorielles me semblaient davantage être la manifestation de l’oubli et cela, dans un double mouvement, qui, à la fois, me révélait la dimension tragique de la mort de ces résistants, en déportation ou par assassinat, tout en me renvoyant à mon ignorance face à ces noms qui demeuraient pour moi ceux d’illustres inconnus. C’est peut-être cette ignorance qui est à l’origine de ce projet… une ignorance qui traduisait ce travail de l’oubli…

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Crédit Photographique Alain Astruc

Oubli de ces héros ordinaires, oubli de leur combat, oubli de leur héritage… Oui, c’est en quelque sorte une forme de réaction à ma propre ignorance et à tout ce qu’elle impliquait, de façon involontaire et inconsciente, au-delà de moi, autour de moi, comme terreau d’oubli propice à toutes les idéologies nauséabondes auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontées.
Avec le recul, je considère d’une certaine façon l’image matricielle qui a amorcé le processus, comme un geste artistique pour « réparer » cet oubli et l’inscrire dans une contemporanéité. Il s’agit d’une image fulgurante, une image mentale très précise et d’une grande simplicité. J’imaginai Gloria, cette jeune adolescente angolaise qui participait aux ateliers théâtre que je donnais au sein de l’Espace social et citoyen de Terre Rouge, je l’imaginai debout, droite, sur la place, sous la plaque de Hélène Metges proclamer : « Moi, Hélène Metges, j’ai été déportée à Ravensbrück en 1944. Je suis née à Cahors… »
Je l’imaginais, nous confier, à la première personne le récit de cette illustre inconnue, dans ce miracle de l’altérité que le théâtre permet, comme pour laisser vivre et se déployer l’écriture du sous-texte de cette plaque, comme pour combler un vide… Cette image de Gloria sous la plaque de Hélène Metges, et son prénom aussi, je crois, avaient habiter ma rêverie… Peut-être avaient-ils été, oui, l’élément déclencheur de ce long processus de recherches qui allait m’emmener dans des territoires oubliées, des zones obscures de la mémoire de la ville, des pans de l’histoire qui allaient étrangement entrer en résonance avec le temps présent.

J. G. -Ayant été présente aux deux temps de la restitution de ce projet, l’un Place des Républicains espagnols en 2017, l’autre dans un parcours de la Place Chapou à l’Hôtel de Ville en 2018, je ne me rappelle pas que cette image originelle se soit retrouvée dans cette restitution, en revanche, je me souviens des performances de nombreuses adolescentes sur ces deux volets. Pourrais-tu nous parler du travail que tu as mené avec celles-ci, et revenir , de façon plus approfondie, sur le rapport à l’histoire qui sous-tend cette aventure ?

M. B. -Oui, Gloria a bien participé au projet mais la figure et le destin de la résistante Hélène Metges ont été abordés d’une autre façon. Cette vision première ne s’est finalement pas incarnée ainsi… En revanche, la présence d’adolescentes a traversé tout le processus de création dans la mesure où il s’est construit avec, pour et autour d’un groupe de jeunes filles qui fréquentaient les ateliers théâtre que je donnais à l’Espace social et citoyens de Terre Rouge ; ce groupe, que je connaissais depuis de nombreuses années, constituait une sorte de noyau dur de participantes auquel se sont ensuite greffées d’autres adolescentes qui ne fréquentaient pas l’espace social mais faisaient du théâtre avec moi ailleurs. Lorsque je dis que le projet s’est construit avec, pour et autour ces adolescentes, c’est parce que, dès le départ, je l’ai imaginé ainsi… D’autres jeunes, des mineurs isolés d’une classe UPE2A1 ont aussi été conviés à participer, de façon certes plus ponctuelle, moins intense mais tout aussi importante. Cette mobilisation de ces adolescentes correspondait à différentes choses : le désir de donner aux ateliers théâtre qu’elles fréquentaient un nouveau souffle, une direction inattendue, l’intuition de la richesse de faire converger nos ignorances et nos curiosités à travers une exploration commune de La Résistance cadurcienne et, enfin, l’aspiration à faire s’interpeller les époques, les temps, les réalités à travers le regard d’une jeunesse, majoritairement issue de l’immigration, sur un passé largement oublié et auquel elle ne se sentait pas relié. Aussi, toute une longue étape de travail, invisible, souterraine et nécessaire, a été de retisser ces fils de l’histoire, de faire vivre cette mémoire, de donner à ces résistants qui leur étaient inconnus une chair, une voix, une présence afin que ces adolescentes puissent les approcher et entrer dans le projet de façon sensible. Pour cela, nous avons mené ensemble diverses expériences. Nous avons visité, accompagnées de Emmanuel Carrère2 Le Musée de la Résistance, de la Déportation et de la Libération du Lot ; visite très intimiste et touchante ; ce Musée, actuellement fermé, avait en effet une identité très particulière parce qu’il avait été conçu et réalisé par un groupe de résistants et de déportés lotois et non pas par des historiens ; ils en avaient rédigé à la main toutes les explications, toutes les notifications, tous les cartels... ça lui donnait quelque chose de très intime, de viscéral... Aujourd’hui ce musée va d’ailleurs faire peau neuve et quitter ce champ de la mémoire vive pour aller dans celui de l’histoire et de l’historiographie. Cette visite avait été ponctuée d’échanges et suivie d’une longue discussion ; après celle-ci, nous avons aussi regardé avec les adolescentes le film de Louis Malle, Aurevoir les enfants, en projection privée sur un grand écran. Je me rappelle aussi cette balade dans la ville commentée, également par Emmanuel Carrère, de lieux de mémoire cadurciens témoins de cette période sombre de l’occupation.
Ici, il est intéressant de souligner cette particularité cadurcienne de condenser à l’échelle de la ville, (qui, lovée dans ce méandre du Lot, est une petite cité où tout se fait à pied), une cartographie resserrée où lieux de résistance et lieux de collaboration se côtoyaient de façon troublante. Que l’on pense à la seule Rue Wilson. C’est très impressionnant ! L’hôtel de l’Europe (où se trouve actuellement l’administration du Grand Cahors) avait été réquisitionné par l’occupant nazi lorsque le Lot est passé de zone libre à zone occupée pour devenir le siège de la Kommandantur, un peu plus bas, toujours dans cette même rue, l’hôtel des postes où fourmillait une activité de résistance très intense, comptait 64 résistants dans son effectif en juillet 1942 avec des équipes qui surveillaient les communications postales, télégraphiques et téléphoniques, dissimulaient les correspondances de la Résistance aux autorités de contrôle, surveillaient les plis officiels de la préfecture, de l’armée, interceptaient des messages télégraphiques et facilitaient les liaisons téléphoniques entre résistants. En continuant encore cette rue Wilson, on tombe sur l’hôpital de Cahors qui fut également un important foyer de Résistance, à travers l’engagement du chirurgien-chef Jean Rougier et d’un très grand nombre de ses collègues, pour soigner des maquisards blessés, accueillir des juifs et des réfractaires au STO ; l’hôpital de Cahors et l’hôpital de Saint-Céré sont d’ailleurs les deux seuls hôpitaux français à avoir reçu la médaille de la Résistance, ce qui montre à quel point les équipes soignantes devaient être solidaires et soudées dans ce combat collectif éminemment dangereux où la trahison d’un seul d’entre eux pouvait entraîner l’arrestation et la déportation de toute une communauté de travailleurs. Cette cohabitation frappante, à quelques centaines de mètres les uns des autres, entre acteurs de la collaboration, de l’occupation et de la Résistance, atteint symboliquement une forme de paroxysme dans le vis à vis qui met en face l’une de l’autre, toujours dans cette rue Wilson, la maison de naissance de l’une des pires ordures de Vichy, le tristement célèbre Darquier « de Pellepoix » qui, à la tête du Commissariat aux Questions juives fut le responsable de La rafle du Vel d’Hiv et la maternité où la jeune sage-femme Françoise Lapeyre accueillit et sauva entre 1940 et 1944 une centaine de juifs. Une rue pour séparer deux rapports au monde3. Cette proximité géographique avec les forces occupantes, que l’on pense aussi à la Villa Artigues proche du Lycée Clément Marot où la Gestapo torturait, rend palpable le danger que couraient les Résistants cadurciens et leur courage.
De l’autre côté du boulevard, dans les ruelles étroites de la partie médiévale de la ville, des plaques discrètes dévoilent d’autres lieux où cette armée de l’ombre œuvrait, à l’intérieur d’humbles maisons de ce quartier populaire et rappellent, en contrepoint, le sort tragique de résistants qui moururent en déportation ou assassinés par la gestapo tels que des petits commerçants comme Emilien Imbert et Hélène Metges.
C’est en prenant ainsi le temps d’arpenter la ville et de faire entrer en résonance récit filmique, documents muséographiques et lieux de mémoire que doucement, dans une subjectivité propre à chacune des adolescentes participantes, s’est étoffée en moi et en elles une matière mémorielle, riche, complexe capable de les rendre sensibles et poreuses aux propositions artistiques auxquelles la suite du projet allait donner forme.
Parallèlement à ces expériences partagées avec ce petit collectif de filles, je poursuivais de mon côté cet approfondissement de l’histoire de la Résistance cadurcienne et plus globalement de la Résistance lotoise. Je tombai sur la thèse inaugurale de l’œuvre magistrale du lotois Pierre Laborie, l’un de nos plus grands spécialiste de l’opinion française sous Vichy intitulée « Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944. » ; je découvrais à travers ses divers écrits, et plus particulièrement son essai Le chagrin et le venin Occupation. Résistance. Idées reçues, la complexité de cette période sombre et les « grands récits » dont elle fut l’objet et que Pierre Laborie s’attela à analyser, à éclairer, à démystifier à la lumière de son travail historique4. René Char, Jean Cassou, Elsa Triolet et Jankélévitch accompagnaient aussi mes lectures.
Je me plongeais dans le portrait et l’itinéraire de Jean-Jacques Chapou par son ami Georges Cazard, « remarquable document sur les origines, l’action et la résistance » lotoise dont il fut la figure emblématique. Je m’étonnais sans m’étonner de devoir chercher dans des fonds anciens, chez des bouquinistes, tous ces livres qui n’avaient pas été republiés… comme un autre signe du travail de l’oubli… le hasard me fit aussi croiser des documents (thèses et autres) qui avaient appartenu à Pierre Laborie, des documents dispersés, mis en vente comme si une partie de la bibliothèque de cette immense chercheur, n’avait pu été préservée en une unité, au terme d’une vie dédiée à l’étude de cette époque. Et enfin, en écho à ces lectures, je recueillais en duo avec Emmanuel Carrère et accompagnée du photographe Stéphane Chabrier, les témoignages d’anciens résistants, de déportés ou de fils de résistants cadurciens ou lotois : Jean Bach, Jean Bascles, Marcel et Marguerite Michot, Daniel Schaeffer, Monsieur Viellescazes.

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Monsieur Jean Bascles. Crédit Photographique Stéphane Chabrier

Mes lectures se réchauffaient à la parole vivante de ces hommes très âgés, à leurs témoignages vibrants d’humanité. Je m’imprégnais de ces voix, de ces récits, de ces essais… Tout cela constituait une matière hétéroclite que je laissais décanter… infuser… Tout cela a fait partie du processus… C’est pourquoi j’ai évoqué en début d’entretien la dimension documentaire de mon travail. Elle repose sur une démarche de recherches qui se nourrit d’essais et de récits historiques, de témoignages, mais aussi de poésie et de philosophie… des recherches qui, assurément, peuvent être comparables à ce qu’implique la construction d’une œuvre documentaire.

J. G. -Pourtant, et je reviens ici aux deux moments artistiques auxquels le public fut invité à participer, et qui constituèrent l’aboutissement de ce processus que tu décris, je ne les ai pas perçus comme relevant d’une sorte de théâtre documentaire qui aurait cherché à rendre compte de l’histoire, de cette histoire particulière de la Résistance cadurcienne, ou plus largement lotoise, mais davantage comme des moments poétiques traversés par une mémoire ? Pourrais-tu nous éclairer sur ce point ?

M. B. -En ce sens, mon travail questionne notre rapport au passé. Je pourrais parler d’une sorte de théâtre des traces. Des traces qui s’offrent au regard de tous, dans la trame urbaine.
Ici je voudrais revenir à la dérive situationniste ; dans un article de l’Internationale situationniste, Ivan Chtcheglov parlait de géologie des villes grâce à laquelle « on ne peut pas faire trois pas sans rencontrer des fantômes, armés de tout le prestige de leurs légendes. » Les rues, les objets, soudain allégées de la chape de plomb du raisonnable, apparaissent sous une autre lumière... Ces fantômes, ce sont, oui, ces héros inconnus croisés au coin des rues, comme je l’ai évoqué précédemment, cette armée de l’ombre, ces noms de résistants inconnus : Hélène Metges, Jean-Jacques Chapou, Emilien Imbert… Cette idée d’une géologie des villes rejoint ma façon d’aborder le passé comme une sorte d’archéologie imaginaire. Cette formule paradoxale renvoie à une interprétation des traces bien différente de celle qu’opère l’archéologue qui fouille la terre pour y extraire des morceaux du passé qu’il livrera à l’interprétation objective de l’histoire… Alors que ce dernier cherche à expliquer le passé, à l’éclaircir de son savoir, à combler les failles creusées par le temps, il s’agissait davantage pour moi, au contraire, de ne pas chercher à briser le mystère entourant ces figures inconnues, de ne pas chercher à les dépoussiérer pour plutôt mettre à nu le travail de l’oubli, montrer les fractures du temps et révéler une certaine étrangeté du passé.

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C’est ainsi qu’à l’instar de ces œuvres théâtrales qui résistent à toute lecture définitive, ces pièces classiques, architectures englouties venues des profondeurs du temps que nous ne ramenons à la lumière que par morceaux sans jamais les reconstituer, ces traces de l’existence passée de ces héros de la résistance lotoise m’apparaissaient comme une vaste énigme à résoudre, offert à cet art de l’interprétation des signes, des textes et des traces qui se nomme aussi mise en scène. Cette approche théâtrale repose sur une sorte d’extension du sens accordé à la notion de trace à une portée archéologique et non plus seulement textuelle comme l’entendait l’homme de théâtre Antoine Vitez pour qui monter une pièce, c’est aussi « déchiffrer un grimoire dont les lignes sont obscurcies par le temps et l’espace (…) reconstruire par l’imagination la vie des autres, au moyen de traces menues qu’ils nous laissent, l’écriture sur le papier. » « Archéologie imaginaire » et « reconstruction par l’imagination » se font écho dans cette propension à la rêverie poétique devant ces traces concrètes des rues (les plaques, les monuments), les traces textuelles de mes lectures et les traces orales des paroles des anciens résistants et déportés recueillies.
Dans une sorte de partition chorégraphique, visuelle et sonore, je dessinai alors un parcours dans la ville où « embarquer » les citoyens dans les pas de cette dérive qui avait été la mienne, dans la confrontation avec ce passé dont il ne s’agissait pas de tenter de donner une explication mais plutôt d’en révéler la fracture, par les apparitions de figures humaines évoquant un monde et une époque révolus qui nous demeurent radicalement étrangers.
Ces rêveries prirent corps dans les gestes, les actions, les déplacements performatifs des jeunes adolescentes, dans les rues, sur les places, autour, en face, à côté de ces plaques dédiées à la mémoire de ces résistants.

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Crédits photographiques Alain Astruc

Dans un continuum silencieux, tels les actes d’un rituel inconnu, leur groupe exécutait des gestes par la manipulation d’artefacts concrétisant le passage de l’imaginaire dans les corps sensibles : depuis le buste de Jean Jacques Chapou, de longs fils noirs de mémoire tissaient une sorte de toile arachnéenne rattachée à une constellation de boîtes noires, d’où, dans une gestuelle lente, les performeuses sortaient de la cendre, des pierres plates des causses, des branches de genévrier, de la paille, une boussole, une montre à gousset, une carte des causses, une grosse miche de pain, comme autant de signes métonymiques de ces premiers temps des maquis lotois, temps héroïques où une petite poignée d’hommes se retiraient dans les causses et se déplaçaient d’une cazelle à l’autre, d’une grange à l’autre pour constituer ce qui formerait la résistance lotoise.
A cette chorégraphie s’ajoutait une trame sonore créée par l’artiste Stéphane Chabrier à partir du récit de Jean Bach, ancien résistant dont nous avions recueilli le témoignage, qui racontait l’année qu’il passa dans une grotte où il se réfugia pour échapper au STO en 1942. Parmi les boîtes noires, sortes de caisses mémorielles, une chaise en paille, petite chaise de coin du feu, était installée.
Lorsque tous les artefacts furent déployés, l’une des jeunes filles accompagna Jean Bach, l’installa sur cette chaise vide qui l’attendait et lui déposa sur les genoux une petite boîte. Dans cette boîte, Jean Bach découvrit les reproductions d’une de ses photographies personnelles où on le voit, devant la porte d’une grange, habillé en civil, en armes avec deux autres camarades de la Résistance.

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Crédits photographiques Alain Astruc

Ces photographies furent distribuées une à une dans le public et un fil noir fut mis dans la main de Jean Bach. Ces gestes qui se déroulaient dans le calme d’une cérémonie indéchiffrable constituèrent la première étape d’un parcours qui devait mener les citoyens présents jusqu’à la Place Hélène Metges en passant par la rue Lastier où fut assassiné le résistant Emilien Imbert par la Gestapo. Là encore, des actions énigmatiques se dessinaient dans l’espace à partir des traces de ces résistants dont nous savons si peu de choses si ce n’est que l’un était un « résistant radio », recueillait des informations pour le maquis, notamment des envois d’armes par parachutage, l’autre possédait un café, véritable QG de la résistance cadurcienne et que tous les deux furent assassinés par les nazis, l’un sous les balles de la Gestapo, l’autre en déportation à Rawensbrück. Deux petits commerçants, de simples citoyens, appréciés de leurs concitoyens et engagés dans la résistance dès la première heure. Des héros ordinaires qui demeurent des mystères. Pour les évoquer, je fis alors appel à la participation des habitants de la rue Lastier et de la Place Metges qui nous ouvrirent leur maison, nous donnèrent accès à leur grenier, à leurs fenêtres… Rue Lastier : une pluie de parachutes miniatures en papier de soie et de tracts, reprenant les messages iconoclastes de Radio Londres ou autres messages de la Résistance, tomba du haut des maisons médiévales depuis leurs fenêtres en chien assis pour s’engouffrer dans la ruelle portée par une bourrasque inattendue.

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Un placardage sur la maison d’Emilien Imbert d’un message radio clandestin. Une performance de deux adolescentes avec des combinés de téléphone des années 40 reliés par un fil rouge dont la cassure, en un coup sec, coïncida avec la chute sur le bitume des deux performatrices. Une trame sonore composée en partie à partir d’extraits de radio Londres, également composée par Stéphane Chabrier.
Place Hélène Metges, un cercle d’adolescentes firent sonner des sonnettes de bicyclettes et manipulèrent en boucle, dans un geste répétitif, des piles de fac-similés de tracts de la Résistance en les déposant dans des paniers sous des chardons, des draps ou des boîtes d’œufs, évoquant par cette gestuelle silencieuse les « petites mains », les transports en vélos de tracts ou de documents secrets par ces jeunes femmes résistantes comme le furent Marguerite Michot et Hélène Metges. Les accompagnant, une des adolescentes, proférait, avec un engagement tout en retenue et en pudeur, des passages du livre de son arrière-grand-mère, Henriette Lasnet de Lanty intitulé Sous la schlague qui témoigne de son emprisonnement dans le camp de Rawensbrück où Hélène Metges fut déportée. Seule moment parlé de ces constructions imaginaires, seul temps théâtral, où la parole d’une arrière-petite-fille reprenant avec émotion le récit autobiographique de son ancêtre, parvenait à évoquer avec une justesse saisissante les conditions tragiques dans lesquelles Hélène Metges, cette résistante cadurcienne, trouva la mort.
C’est sur ces mots que s’acheva ce parcours, qui, dans ses constructions visuelles, fragmentaires, sonores ouvrait un espace poétique tissé de traces mémorielles au sens donné par Gaston Bachelard pour qui « la mémoire n’est pas une faculté de classer des souvenirs ou de les inscrire dans un registre. Il n’y a pas de registres, pas de tiroirs… »

J. G. -Il me semble néanmoins que ce rapport au passé est tiraillé par une double tension dans cette création, l’une tendant en effet, comme tu viens de longuement le décrire, à montrer les fractures du temps, la puissance de l’oubli, l’étrangeté du passé en en privilégiant une lecture poétique, en procédant à cette archéologie de l’imaginaire, l’autre au contraire, plus rationnelle exprimant une tentative d’explication, de description, de possibilité d’en rendre compte. En effet, le parcours de Résistance(s) : lieux de mémoire, Récits d’immigration s’est achevé, étonnamment, sur une exposition muséale d’objets de la collection du Musée de la Résistance, de la Libération et de la Déportation du Lot.

M. B. -Oui, il y a en effet cette double tension paradoxale à l’œuvre dans le projet. Je me rappelle qu’au Québec j’avais traité la présence passée d’un quartier chinois dans la ville dans une approche similaire. J’avais en effet, d’une part, réalisé pour la télévision un portrait documentaire plutôt « classique » sur l’un des rares citoyens chinois issu de cette communauté disparue où je tentais par l’usage d’entretiens, d’images d’archives et de traces urbaines de restituer, de rendre compte par le récit de cette réalité historique et j’avais, d’autre part, conçu et créé Le Théâtre de la Maison céleste, qui, au contraire, avait fait de la mémoire oubliée de ce quartier la matière poétique d’une œuvre mettant à nu les fractures du temps et le travail de l’oubli, par une évocation des morts comme des figures inconnues, étranges, mystérieuses. Dans Résistance(s), se rejoue en quelques sortes ce rapport au passé, par, dans un premier temps le parcours ritualisé mené dans la ville, avec ses gestes et ses images poétiques, et dans un second temps, par son achèvement à l’Hôtel de Ville avec l’exposition en vitrine d’objets, nommés, datés issus de la collection du Musée de la Résistance, de la Libération et de la Déportation. La visite commentée de ces objets par les performeuses faisait alors passer les « participants » de cette déambulation collective du mystère au dévoilement, de l’évocation à l’explication, de la mémoire à l’histoire.
Ce passage permettait une sorte d’éclairage rétroactif sur les diverses performances menées dans le parcours. Le choix des objets sélectionnés donnait alors une concrétude aux évocations poétiques auxquelles les participants avaient assisté : des tracts de la Résistance, un appareil radio, des tickets de rationnement, un habit de déporté, des convocations pour le STO, des journaux collaborationnistes.

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Crédits photographiques Alain Astruc

Outre le fait de jouer sur la complexité de ce double rapport au passé, une telle exposition, commentée par ces jeunes filles de milieux et d’origines divers, avait aussi pour moi une dimension politique. Le fait de leur donner ce temps de parole, pour les écouter commenter le contexte historique de ces objets, attestant de la période sombre du régime vichyste et de la collaboration, au sein même de l’Hôtel de Ville, donnait à leurs interventions une aura particulière. Comme si, cette dernière étape du projet, proche d’une forme de théâtre documentaire, avait choisi ce lieu de démocratie autant symbolique que réel, pour poser avec intensité, le fondement même du combat de ces résistants et son actualité.
Alors que les derniers témoins de cette époque disparaissent, que l’horreur du révisionnisme zemmourien sur la période vichyste et l’histoire coloniale fait l’objet d’une surmédiatisation inquiétante et que le Front National, stratégiquement rebaptisé le Rassemblement National, est sur le point de gagner les présidentielles, les phénomènes accélérés d’acculturation et d’amnésie généralisées posent plus que jamais le défi de faire vivre le récit historique de cette période, de reconnaître la puissance de l’oubli et la nécessité de s’opposer à son instrumentalisation. En ce sens, le projet de Résistance(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration s’inscrit dans cette approche théorisée par l’historien Pierre Nora sur les lieux de mémoire non pas comme « lieux dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille », lieux de mémoire allant de « l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit », comme un monument, un personnage important, un musée, des archives, tout autant qu’un symbole, une devise, un événement ou une institution.

J. G. -Cette notion de « lieux de mémoire » telle que l’entendait Pierre Nora, me permet de revenir sur la première étape de ce long projet qui avait eu lieu Place des Républicains espagnols. Avais-tu alors également envisagé la peinture Guernica de Picasso autour de laquelle s’articulait la performance comme une sorte de Lieu de mémoire ?

M. B. -Si, au moment de la création, je ne me l’étais pas clairement formulé, le choix de travailler autour de cette pièce mythique de l’œuvre de Picasso me semble aujourd’hui correspondre en partie à cette approche. Guernica, envisagé comme « lieu où la mémoire travaille », comme œuvre intemporelle et universelle, offre la possibilité de multiples pistes d’explorations. Outre sa portée emblématique en tant que geste esthétique révolutionnaire, sa force contemporaine est non seulement, d’avoir su fixer ce moment charnière où s’est inauguré dans l’histoire de l’humanité, la transformation des guerres, par le passage de combats entre armées aux massacres de civils par bombardements, mais Guernica continue aussi de poser la question de l’engagement artistique. Cette première étape de Résistance(s) : lieux de mémoire et d’immigration consista alors en une sorte de chantier dans l’espace public effectué par une équipe d’adolescentes qui affichèrent, par fragments, sur 5 grands panneaux de bois posés sur l’une des façades de la préfecture alors en travaux, une reproduction en noir et blanc du chef d’œuvre de Picasso. Cette performance, inscrite dans le tissu urbain, sans commencement ni fin, telle une manœuvre anonyme, plaça d’emblée Résistance(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration dans le champ de l’art-action qui s’articule autour du corps (politique, social, individuel), du temps, de l’espace et de leur perception. Un art, globalement méconnu ici, qui revendique une pratique du « non-objet », s’exclut du marché de l’art et de l’industrie du spectacle et ne tend pas à une forme discursive. Je continuais ainsi ce que j’avais pu explorer durant mes années québécoises. Conçue dans le contexte de la guerre civile en Syrie, de la montée des régimes autoritaires, de l’expansion des idéologies néo-fascistes et de la problématique du sort des réfugiés de guerre et des migrants, cette performance ouvrait une brèche dans l’espace public en collant sur les murs mêmes de l’institution étatique, les murs de la Préfecture départementale, depuis une place dédiée à la mémoire de ceux qui ont combattu le fascisme espagnol, les fragments de cette œuvre terriblement brûlante d’actualité.
Dans ce geste d’interroger notre présent à la lueur d’une œuvre passée, comme cette ampoule qui pend dans le tableau, se posait le constat de la permanence de la barbarie, des idéologies et des combats. Menée par des adolescentes issues de l’immigration, la puissance de l’imagerie picassienne, qu’elles reconstituaient morceau par morceau, dans un geste de recomposition cubiste, fut accompagnée d’autres actions performatives : le poème de Paul Eluard La Victoire de Guernica, fut proférée par une des adolescentes, Antonia, accompagnée par la violoniste Audrey Varlan ; une création sonore composée par William Roig entremêlait les témoignages enregistrés de derniers survivants des bombardements de Guernica à des réflexions critiques autour du tableau. En un sens, au mutisme de l’œuvre picassienne venait se greffer une parole, une parole poétique, une parole critique, une parole mémorielle.

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L’espace sonore ouvrait ainsi dans l’espace publique une zone d’écoute particulière activée par le détournement visuel du chantier de la préfecture en un chantier éphémère et improbable. Dans un dernier geste, le papier encore frais de cet affichage de grande échelle, subit une sorte de décollage à la Jacque Villeglé5 auquel se livrèrent les jeunes manœuvres avec application. Ce geste de lacérer le Guernica de Picasso affiché dans l’espace public est un geste difficilement compréhensible, un geste ambigü, irrévérencieux ; un geste iconoclaste, pour, peut-être, rendre sensible l’inévidence du geste artistique, oscillant entre la conviction picassienne de l’art comme « instrument de guerre offensive contre l’ennemi »6 et sa fragilité, son incertitude, jamais assuré de sa réception ni, moins encore de son efficacité.

J. G. -Dans cette première étape, tu revenais donc avec ce collectif de jeunes filles, à une forme d’art contextuel avec une intervention en milieu urbain et une conception in situ, dans ce rapport sur lequel tu as composé l’action, entre un établissement institutionnel, étatique, gouvernemental représentée par la préfecture de Cahors et cette place publique dédiée à la mémoire des Républicains espagnols. Il est un autre pan de l’art contextuel sur lequel il serait pertinent de t’entendre, celui d’un art de la participation. A quel moment du projet et dans quelle mesure, Résistance(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration a-t-il été un projet participatif ?

M. B. -Sur cette question de la participation, j’ai envie de revenir à cette notion d’anti-spectacle auquel je tiens. Pour reprendre la définition que je lui donne, il est ce théâtre particulier qui, en dehors du spectaculaire, est davantage en quête d’un partage d’expériences en s’ouvrant, dans une démarche qui s’apparente au documentaire, à l’intime et au politique, aux rapports sociaux, aux zones mémorielles délaissées. Résistance(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration est le fruit d’un travail processuel qui n’a jamais visé à produire un spectacle à « vendre » pour le « diffuser » et le faire rayonner. Il ne s’agit pas de la rencontre entre un public et une troupe qui interprète un texte dramatique. Il n’y a pas de public, pas de spectateurs, face à des acteurs qui jouerait une partition mais une performance collective dont la matière est tissée de la participation de nombreux citoyens en amont ou pendant la performance.
En amont, il y a ces rencontres pour récolter la parole de résistants ou d’anciens déportés mais aussi, comme je l’ai évoqué, la parole de jeunes migrants sur leur histoire, leur parcours, leurs résistances. Paroles vivantes de citoyens qui habitent dans notre ville. Face à ces témoignages, la parole des adolescentes qui ont participé au projet dès ses prémisses et qui l’ont performé dans l’espace public fut aussi très importante dans la mesure où un dialogue se composait entre nous à partir de leurs réflexions personnelles, de leur regard, de leur propre histoire en lien avec tout ce que pouvait soulever le projet autour de cette notion de résistance : Que signifie Résister ? Qui a résisté dans le passé et qui résiste aujourd’hui ? Contre quoi résiste-t-on ? Pourquoi résiste-t-on ? Quelles formes les résistances peuvent-elles prendre ?
Et puis, lors des performances elles-mêmes, et plus particulièrement, pour le parcours au cœur du Vieux Cahors de la deuxième édition (depuis la Place Chapou jusqu’à l’Hôtel de Ville), cette intégration des citoyens dans la performance fut encore plus perceptible. Rue Lastié, comme je l’ai déjà évoqué, les habitants nous ont ouvert leur maison pour nous permettre d’accéder à leur grenier d’où furent lancés des centaines de parachutes miniatures et de fac-similés de tracts de la résistance ; une famille nous permit d’installer un système sonore dans sa cuisine qui donnait sur la rue ; Place Hélène Metges, la famille Parriel nous ouvrit son garage pour créer une sorte de coulisse d’où les performeuses apparaissaient avec leurs paniers d’osier.
Tout au long du parcours, sur les temps de déplacement, d’une plaque de rue à une autre, de l’évocation d’un résistant à un autre, les performeuses sortaient de différentes cachettes, derrière des volets, des portes cochères, des vitrines, de grandes banderoles de tissus sur lesquelles avaient été imprimées des paroles de « résistances » recueillies auprès de jeunes migrants aux parcours multiples. Comme si les temps d’arrêts formaient des moments de méditations poétiques sur le passé et les temps de marche nous replongeaient dans le temps présent en nous confrontant à une parole contemporaine, une parole majoritairement peu audible, voire invisibilisée qui, soudainement, se retrouvait à investir l’espace public.
Telle une procession surprenante dans la vie de la cité, ses banderoles circulaient de mains en mains, dans une sorte de relais citoyen improvisé , de chorégraphie urbaine entre mouvements et arrêts, entre déplacements et temps de lecture, performée par les personnes présentes à ce moment-là. La dimension participative et collective prit alors toute son ampleur et cela de façon toujours très douce, non directive, dans le flux du dispositif et selon les envies ou possibilités de chacun. En quelque sorte, cette participation des gens pourrait s’interpréter comme une sorte de réappropriation collective d’une mémoire oubliée et le désir de rentrer ensemble, par une voie poétique, dans cette période particulière de l’histoire tout en se frottant aux réalités présentes.
Cette circulation des corps, des objets et des pensées avait d’ailleurs été palpable dès la première manifestation du projet lorsque les performeuses avaient relié les participants par un fil de laine rouge, tissant ainsi une sorte de toile entre toutes les personnes présentes. Il faut aussi rappeler la participation du résistant Jean Bach qui performa, âgé de plus de 80 ans, avec le collectif d’adolescentes dans ce moment si vibrant où, dans un geste lent et répétitif, il sortait en silence, d’une petite boîte en carton, une à une, pour que celles-ci les distribuent aux gens présents, les reproductions d’un cliché photographique où on pouvait le voir en armes avec des camarades résistants. La présence silencieuse et la gestuelle posée de cet « homme mémoire », assis sur cette petite chaise de paille, avec sa parole en arrière-plan, dans la superbe composition sonore de Stéphane Chabrier, incarne de façon très sensible, ce que peut avoir de troublant la dimension participative d’un tel projet. Par sa seule présence énigmatique, Jean Bach, assis sous le buste de bronze de l’immense Chapou, convoquait toute cette armée de l’ombre, ces héros disparus, ces morts oubliés. Comme un rappel dans son regard profond et fatigué. Oui, la participation de toutes ces personnes, d’un côté ou de l’autre de la performance, dans ses face-à-face ou dans ses interactions, s’ancrait dans la possibilité d’une citoyenneté partagée et d’une mémoire collective comme espace commun à habiter et à questionner.

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Jean BACH et ses camarades maquisards, photo originale prise à Cabrerets en 1944.


1. Unité Pédagogique Pour élèves Allophones Arrivants
2. Emmanuel Carrère Attaché de conservation du patrimoine Direction du Patrimoine Ville de Cahors Actuellement en charge de la muséographie du nouveau Musée de la Résistance, de la Déportation et de la Libération du Lot.
3. Françoise Lapeyre fut honorée du titre de « Juste parmi les nations » et Darquier de Pellepoix coula des jours paisibles en Espagne, protégé par Franco jusqu’en 1980.
4. De Pierre Laborie :
L’Opinion française sous Vichy Les Français et la crise d’identité nationale 1936-1944
Le Chagrin et le venin Occupation, Résistance, Idées reçues .
5. À partir de février 1949 avec Raymond Hains, l’artiste Jacques Villeglé commence à récolter des affiches lacérées. Leur première affiche, « Ach Alma Manétro », est une œuvre commune. Il limite son comportement appropriatif aux seules affiches lacérées. Pour lui, le véritable artiste est le « lacérateur anonyme », la collecte pouvant être effectuée par n’importe qui. Il souhaite s’effacer derrière son œuvre, il aime ainsi cité André Breton disant qu’« un artiste doit vivre à l’ombre de son œuvre ».
6. Picasso à propos de Guernica " Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi."

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De nouveaux séjours enfants et ados ! Eté 2024 !


Durant l’été 2024, en plus de ses habituels séjours "théâtre" pour enfants et adolescents, OCTopus RITMO propose d’autres camps artistiques. Pour les ados, 2 camps où la pratique linguistique se conjuguera à la pratique théâtrale : un séjour "Théâtre et Anglais" (4ème édition) et un séjour "Théâtre et Espagnol" (nouveauté). OCTopus RITMO inaugure une collaboration avec la Compagnie musicale BATOUK46 pour un séjour où l’écriture de textes par des adolescents sera mise en musique, en chansons pour aboutir à un concert théâtralisé. Enfin, nous poursuivons notre collaboration avec la Compagnie Piste au nez de la balle pour un stage Théâtre-cirque pour enfants.

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